Impôts : les "Américains accidentels" pris dans un piège kafkaïen
Une récente loi fiscale américaine exige que tous les nationaux déclarent leurs revenus. Ceux qui sont nés par hasard aux Etats-Unis comme Fabien vivent un cauchemar.
Au XXIe siècle, le Joseph K du "Procès" de Kafka s’appelle Fabien Lehagre. Il vivait jusque-là une vie paisible à Paris. Mais parce qu’il est né par hasard aux Etats-Unis, il se retrouve dans un imbroglio juridique épouvantable, victime collatérale d'une nouvelle loi américaine, Fatca, visant à lutter contre la fraude fiscale. Les Etats-Unis veulent en effet tout savoir des contribuables de nationalité américaine basés à l’étranger. Pris dans un cauchemar bureaucratique, Fabien Lehagre a fini par créer un collectif des "Américains accidentels" pour réunir les citoyens qui vivent les mêmes tourments.
Si vous n'êtes pas américain, prouvez-le!
Fabien Lehagre n’est pas un fraudeur. Il est si peu un Américain. Cadre commercial dans une entreprise qui distribue des bouteilles de gaz, il ne parle même pas anglais. Locataire, dénué de tout patrimoine, il n’a rien pour intéresser l’IRS (Internal Revenue Service, le fisc américain). Mais il est "born in America", et à ce titre, selon la loi de ce pays, il a la nationalité américaine.
Jusque-là, cela ne lui posait aucun problème. C’était pour lui un simple témoignage des circonstances exotiques de sa naissance. Au début des années 1980, son père, serveur français dans un restaurant près de San Francisco, a rencontré sa mère, une Américaine d'origine singapourienne. En 1984, ils ont eu un fils, Fabien, mais le couple s’est séparé. L’homme est reparti en France avec dans ses bras leur bébé de 18 mois, et y a refait sa vie. Fabien n’aura pas de nouvelle de sa mère avant l’adolescence, et ne lui rendra visite pour la première fois (avec son passeport français, son seul passeport) qu’à l’âge de 27 ans. Il découvrira alors qu’il a une autre demi-soeur, mais c’est une autre histoire, ne nous égarons pas.
En août 2014, Fabien reçoit une lettre de sa banque, BNP-Paribas. On l’informe qu’il a été signalé comme ayant un "indice d’américanité" du fait de son lieu de naissance et qu’il est dans la cible de la loi Fatca. Confirme-t-il qu'il est américain ? Si c’est le cas, quel est son "Social Security Number" (qui sert à l’identification fiscale) ? Si ce n’est pas le cas, peut-il produire le certificat de perte de nationalité et remplir un formulaire W8-BEN ?
"J'étais au 36e dessous"
Fabien Lehagre tombe des nues, il n’a ni numéro de Social Security, qui n’a été rendu obligatoire pour tous les Américains qu’en 1986, ni de certificat de non-nationalité. Il ne sait même pas ce qu’est cette loi. Et se plonge sur internet pour comprendre.
Le jeune cadre découvre alors que les Etats-Unis sont le seul Etat au monde à faire reposer le statut de contribuable sur la nationalité plutôt que sur la résidence, en vertu du principe de citizenship-based taxation, et qu’en ne déclarant pas ses revenus aux USA, il est dans l’illégalité.
En 2010, les Etats-Unis ont l’idée, certes bonne, de tordre le bras des dirigeants des paradis fiscaux, comme la Suisse, en vue de mettre fin à la fraude fiscale. Le Congrès a pondu le 18 mars 2010 une loi, le Fatca, qui prévoit un échange d’informations automatique avec les autres pays, sur les agissements financiers de tous les expatriés américains. Paris a accepté en 2013 de participer au système : Bercy transmet à l’IRS les informations glanées sur les Américains vivant sur le sol français. L’idée étant de permettre à l’administration US de vérifier que tous ses citoyens payent bien leurs impôts. Lehagre raconte :
"J’ai découvert le problème que vivaient déjà de nombreux Canadiens, certains se retrouvant ruinés à cause de pénalités appliquées rétroactivement. Je lisais des mots comme 'federal crime'. J’ai vraiment pris peur. J’étais au 36e dessous."
Il décide de régulariser sa situation, mais le cauchemar commence alors. Fabien se rend compte que les démarches pour abandonner la nationalité sont monstrueuses : il doit par exemple démontrer, en réunissant des preuves sur chaque année de sa vie, qu’il n’a jamais résidé aux Etats-Unis...
Il frappe à diverses portes, secrétariat au Budget, Quai d'Orsay, parlementaires, consulat à New York… Sans grand résultat. On l’invite à "se débrouiller", il décide de faire le mort. Mais cette affaire le turlupine.
"Ce n’est pas agréable d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de sa tête."
La situation n’est pas sans conséquence pour sa vie personnelle. Que se passera-t-il s’il se rend aux Etats-Unis? S'il se marie, quelles seront les conséquences pour sa conjointe et sa fille ? Plus anecdotique, il découvre que certaines banques en ligne comme INGDirect ou Boursorama, refusent carrément les clients américains, pour ne pas avoir de problèmes.
Le pari du lobbying
En septembre 2015, il choisit d'affronter le monstre et crée le collectif des "Américains accidentels" pour faire connaître leur situation et se compter.
Consciente du problème, qui touche des centaines de milliers de personnes dans de nombreux pays, l’IRS a bien mis en place une procédure "simplifiée" pour se débarrasser de la nationalité américaine et obtenir un quitus fiscal, mais il faut produire ses comptes bancaires des six dernières années, payer des frais d’avocat pour se faire assister (7.000 à 8.000 euros) et des frais administratifs (autant dire une taxe) de 2.350 dollars… et perdre beaucoup de temps.
Alors, Fabien Lehagre préfère se battre sur le plan politique et médiatique. Son collectif écrit aux élus (en France et à l'étranger), alerte les médias, lance une pétition... Un vrai travail de lobbying. Premier succès, le rapport parlementaire sur l'extraterritorialité du droit américain, signé par Pierre Lellouche et Karine Berger et rendu en octobre, mentionne le sort des Américains accidentels et enjoint le Quai d’Orsay à agir pour que Washington règle enfin le problème (avec une procédure simple de renonciation à la nationalité).
Mais la route risque d’être encore longue… Fabien Lehagre estime le nombre d’Américains accidentels à 10.000 personnes en France. Son collectif n'en n'a jusque-là attiré qu'une cinquantaine. Les autres ne sont pas encore au courant de leur situation ou préfèrent rester sous le radar. Pour vivre heureux, vivons cachés… Pascal Riché https://www.nouvelobs.com/economie/20161212.OBS2553/impots-les-americains-accidentels-pris-dans-un-piege-kafkaien.html?lipi=urn%253Ali%253Apage%253Ad_flagship3_profile_view_base_treasury%253BKxokMpDxQGOs0kDaWWK20w%253D%253D
Tax Day maneuvering
https://www.politico.com/newsletters/morning-tax/2018/04/17/tax-day-maneuvering-173611